Le numérique et l’évaluation des apprentissages, de la menace à l’opportunité

ADMEE-Europe : Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation

Le numérique et l’évaluation ont déjà une longue histoire commune. En effet, lorsque l’informatique a commencé à se démocratiser, il y a une trentaine d’années, se développaient déjà des logiciels soutenant les dispositifs d’évaluation et ce à travers le monde. Des ouvrages sur le sujet ont été produits, citons par exemple la trilogie de Jean-Guy Blais et ses collègues (2008 et 2011 et 2015) portant sur l’Évaluation des apprentissages et technologies de l’information et de la communication. L’ADMEE-Europe, en tant qu’association, s’est toujours intéressée à cette thématique et il serait difficile de comptabiliser le nombre de communications, symposia, tables rondes et autres activités scientifiques abordant ce sujet. Dernièrement, notre revue e-JIREF publiait un dossier thématique intitulé Évaluation et numérique : des pratiques éclectiques qui explorent des espaces à déchiffrer (Coen et al., 2019). Les contributions mettaient en évidence le constat paradoxal du peu d’impact qu’a pu avoir cette longue histoire commune sur les pratiques pédagogiques des enseignant.es dans les classes et auditoires. En effet, la plupart des recherches abordant ce thème restent exploratoires, hétérogènes et sont menées par une petite communauté de chercheur.ses passionné.es parfois regardé.es avec circonspection par la plus large communauté des praticien.nes. L’étude PRADES sur les pratiques d’évaluation des enseignant.es du supérieur (Detroz, 2018) exemplifie ce constat : celles et ceux intégrant les technologies dans l’évaluation de leurs étudiant.es étaient en très faible minorité. Mishra et Koelhler (2009) l’ont mis en lumière : enseigner avec le numérique nécessite des compétences pédagogiques et didactiques en plus de celles liées à une certaine littératie numérique. Par analogie, nous faisons l’hypothèse que cette relative confidentialité de l’usage du numérique en évaluation est liée à la pluralité des compétences qu’un tel usage nécessite. Celle-ci est soutenue par le fait que la formation à l’évaluation est parfois décrite comme étant  le parent pauvre des  cursus de formation des enseignant.es (Demeuse et Aubert-Lotarski, 2007).

Et puis vint la Covid-19, qui fit bouger les lignes d’une manière inédite.

La plupart d’entre nous ont dû, dans l’urgence, explorer les potentialités et les dangers d’une évaluation à distance qui leur était imposée. Les conseiller.ères pédagogiques ont tenté de nous aider, mais elle.ux-mêmes souffraient parfois d’un déficit de compréhension des divers enjeux.

L’ADMEE-Europe a été très réactive face à la Covid-19, publiant dès le 1^er mai, une date qui semble si lointaine dans nos souvenirs, un numéro spécial e-JIREF consacré à l’évaluation en temps de pandémie composé de pas moins de 28 articles sur cette thématique. À l’heure où nous écrivons ces lignes, celui-ci a été téléchargé plus de 1500 fois, ce qui démontre, nous semble-t-il, les besoins qu’éprouvent la communauté scientifique et celle des praticien.nes à obtenir des informations pertinentes sur le sujet.

Aujourd’hui, certain.es enseignant.es voient dans le numérique un potentiel qui leur avait jusqu’alors échappé, ce qui leur donne un élan vers des innovations vertueuses que ni les pédagogues ni les spécialistes de l’évaluation n’avaient, jusque-là, réussi à insuffler. D’autres a contrario ont été plus que refroidi.es par ce monde numérique qui, parfois, a été perçu ou compris comme antagoniste aux valeurs humaines éducatives chères à leur professionnalité.  Ce débat est parfois clivant même s’il est tout aussi vrai que ces deux positions – a priori antagonistes – sont pourtant, dans certains cas, soutenues toutes les deux par les mêmes enseignant.es ou chercheur.ses.

Quoiqu’il en soit, notre métier d’évaluateur.rice a été chamboulé. Nous avons été d’une manière ou d’une autre transformé.es, parfois ébranlé.es, lorsque quelques certitudes ont vacillé sur leur base, questionnant au final les fondements mêmes de notre métier d’évaluateur.rice. Cette transformation invite aujourd’hui à la reconstruction, à la recherche de nouveaux équilibres, qui restent cependant largement à définir.

On imagine effectivement mal un retour, comme si de rien n’était, à la normale, un retour à  des dispositifs d’enseignements et d’évaluation traditionnels, en tout cas pas sans une autre forme de réflexion. Cette « normalité » de l’évaluation, par ailleurs, n’a jamais été autant questionnée : il y a actuellement un foisonnement des discours autour de l’évaluation, et il est difficile aujourd’hui, plus que jamais, d’estimer ce que l’avenir nous réserve, ce que seront les principes directeurs, les modèles, les routines d’évaluation du futur.

Plus que jamais il semble donc utile que la communauté scientifique œuvre à une prise de distance critique permettant d’articuler avec soin et de manière méthodique le numérique et l’évaluation.

C’est l’objectif principal que vise ce colloque.

Dans l’appel à textes de la revue  e-JIREF (Detroz et al., 2020), portant sur la question « Quelles leçons peut-on tirer de l’évaluation en temps de pandémie ? » (textes attendus pour le 15 mars 2021), nous posions des questions de fond qui restent, dans la perspective de ce colloque  plus que jamais d’actualité et qui permettent de structurer cet appel à projets :

• Les modèles d’évaluation présentielle sont-ils applicables à distance ? Sous quelles conditions ?
• Qu’en est-il de la fracture numérique qui touche les étudiant.es, mais aussi les enseignant.es (Marguet et al., 2020) ?
• Peut-on repérer des effets de ce nouveau contexte maximisant la part du numérique dans les médiations  socio-cognitivo-affectives (Alloing et Pierre, 2017) ?
• Que reste-t-il – que restera-t-il – de cette période riche, mais confuse, de nos dispositifs d’évaluation à distance ?
• Est-on face à une lame de fond irrémédiable qui nous mènera indubitablement à intégrer les technologies dans nos évaluations futures ?
• Ou assistera-t-on plutôt à un rejet définitif des évaluations à distance – en tout cas certificatives – échaudés que nous serions par des instruments d’évaluation qui, parfois ont été peu satisfaisants ?
• Va-t-on assister à une augmentation des évaluations continues, particulièrement utiles en cas de rupture de la continuité pédagogique ?
• Les enseignant.es vont-ielles réinvestir les efforts effectués pour des évaluations à visée formative ?
• Les visions, attitudes et représentations des enseignant.es dans le domaine de l’évaluation auront-elles été modifiées ? Ces modifications éventuelles sembleront-elles durables ?
• Comment le rapport entre évaluateur(s) et évalué(s) se rééquilibrera-t-il face à la médiation d’outils numériques ?
• Les recherches sur l’évaluation à distance dans ce contexte de crise (sanitaire, économique, sociale, culturelle) permettent-elle d’identifier :
• –        des transformations dans le rapport aux savoirs des enseignant×es et des apprenant.es ?
• –        des évolutions dans le métier d’enseignant.es (primaire, secondaire ou supérieur) dans ses dimensions de socialisation professionnelle et de compétences ?
• –        …

Il ne s’agit que de quelques exemples des questions susceptibles de jalonner notre réflexion et toutes les propositions de communication seront les bienvenues pour peu qu’elles portent sur les liens que nouent le numérique et l’évaluation.