Deborah Meunier, Université de Liège
Olivier Dezutter, Université de Sherbrooke
Anass El Gousairi, Université Mohammed V de Rabat
Eve Lejot, Université du Luxembourg
Numéro 73 de la revue LIDIL
Les recherches francophones dans le domaine des Littéracies universitaires ont permis d’inventorier et de modéliser les compétences de lecture et d’écriture académiques, dans leurs dimensions contextuelles et socioculturelles (Blaser & Pollet, 2010 ; Boch & Frier, 2020 ; Delcambre, 2012 ; Messier & Pollet, 2022 ; Scheepers, 2021). Les traditions rhétoriques variant d’un pays à l’autre et d’une langue à l’autre, des enjeux particuliers ont été identifiés pour les étudiant·es allophones (Cros & Mathis, 2019 ; Dezutter & Lousada, 2016 ; Donahue, 2017 ; Hidden, 2013 ; Meunier, 2021 ; Rentel, 2009 ; Ristea, 2020). Parmi ces enjeux figure l’acculturation à des modèles discursifs dont les étudiant·es ne maitrisent pas nécessairement les codes et les implicites culturels. Des défis existent aussi pour le personnel enseignant, sachant que le caractère pluriel, hétérogène et évolutif des compétences littéraciques des étudiant·es plurilingues est généralement peu conscientisé et valorisé dans le milieu académique, au profit d’une vision soustractive du plurilinguisme (Meunier, 2023 ; Meunier & Dezutter, 2022 ; Omer, 2013). En effet, cette doxa ancienne (voir par exemple Gadet & Varro, 2006), selon laquelle l’emploi de plusieurs langues se ferait nécessairement au détriment de la maitrise de ces langues, reste très circulante. Le plurilinguisme est encore souvent associé à des images de mélange et de confusion, plutôt péjorées (Castellotti & Moore 1999).
Pour soutenir la réussite des étudiant·es, des dispositifs didactiques et pédagogiques propices à assurer une meilleure maitrise des savoir-faire langagiers et méthodologiques ont émergé ; en témoigne le développement, dans les universités francophones, des programmes de Français sur objectif universitaire. Mangiante et Parpette (2011, 2012, 2023) ont notamment montré l’importance du dialogue institutionnel et interdisciplinaire pour la mise en œuvre d’un dispositif de formation linguistique efficace. Leurs travaux ont aussi permis de répertorier des catégories de productions écrites universitaires, propres à des traditions disciplinaires, mais souvent transférables au sein d’un même domaine (les restitutions de cours, les commentaires et synthèses de documents, etc.) et susceptibles d’être travaillées par les enseignant·es de langue seconde ou étrangère (Mangiante & Parpette, 2012 : 156). La plupart des recherches à visée descriptive et compréhensive, comme la plupart des dispositifs expérimentés, portent sur un public étudiant dit « international », en situation de mobilité volontaire et le plus souvent très organisée. Or, depuis 2015, les établissements d’enseignement supérieur sont de plus en plus proactifs dans l’accueil et l’accompagnement linguistique d’un groupe particulier au sein de la population étudiante, à savoir les jeunes adultes en situations d’exil récent. Les programmes français PAUSE et DU Passerelle « étudiants et étudiantes en exil », ou Access2university, à Louvain-la-Neuve et à Liège en Belgique, en sont des exemples. Une partie importante des personnes exilées ont entre 18 et 34 ans, l’âge de suivre des études supérieures (Commission européenne/EACEA/Eurydice, 2019). Ces personnes rencontrent des difficultés nombreuses : la transition vers l’âge adulte dans des conditions de déplacement imposé, la modification des structures de soutien, les obstacles à l’information, la non-reconnaissance de cultures antérieures d’enseignement et d’apprentissage (Carette et al., 2012), les barrières linguistiques, les barrières financières, le manque d’harmonisation administrative, le décalage culturel et enfin la discrimination sociale (Arjona Sobrón et al., 2017). Le nombre croissant d’étudiant·es en situation de migration forcée pose des défis nouveaux aux équipes éducatives : parcours académiques hétérogènes et chaotiques, traumatismes liés au parcours migratoire (avant, pendant, mais aussi après la migration), écart important de compétences entre l’oral et l’écrit, insécurité linguistique, enjeux d’intégration socioprofessionnelle urgente et acculturation aux littéracies numériques (Meunier, Dezutter et al., 2023). Certain·es parlent d’une didactique « de l’urgence »3 (Beacco, 2012) ou « de la catastrophe » (Gettliffe & Ardisson, 2022) et appellent à interroger et à repenser les actions et les choix didactiques.
Ce numéro vise à faire état des recherches actuelles sur le développement des compétences écrites académiques des personnes en exil qui aspirent à entreprendre ou à poursuivre des études supérieures. Afin de donner une visibilité plus nette aux débats et discussions sollicités, trois axes de réflexion seront privilégiés :
AXE 1 : La formation par et à l’écrit des étudiant·es exilé·es
• Comment, et avec quels effets, les situations d’exil interviennent-elles dans le processus d’acculturation académique ?
• Quels sont les savoirs (linguistiques, discursifs, culturels…) et savoir-faire langagiers et méthodologiques sollicités par/dans les dispositifs de formation à l’écrit des personnes exilées? Quel(s) sens les enseignant·es et les étudiant·es donnent-ils·elles à ces savoirs ?
• Quels sont les besoins, dans le volet écrit des littéracies universitaires, des étudiant·es en situation d’exil ? En quoi ces besoins rejoignent-ils, ou au contraire se distinguent-ils, de ceux d’autres profils d’étudiant·es primoentrant·es dans l’enseignement supérieur (allophones ou non) ?
• Comment organiser les curricula de formation à l’écrit pour ces étudiant·es? Et avec quels effets inclusifs ou au contraire ségrégatifs ?
• Comment les curricula de formation sont-ils influencés par la didactique « de l’urgence » (Beacco, 2012) ? Avec quels enjeux éthiques ?
• Quels sont les effets des pratiques et dispositifs d’écriture (écriture collaborative, atelier d’écriture créative, techniques d’écriture du discours scientifique…) sur les littéracies étudiantes ?
• Comment le plurilinguisme des étudiant·es est-il pris en compte (ou ignoré) dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage ? Les compétences de lecture et d’écriture en langue de scolarisation antérieure ou familiale sont-elles évaluées, mobilisées ?
• Comment la formation à l’écrit s’articule-t-elle aux différents champs d’activités universitaires (administration, activités de socialisation, cours universitaires…) ?
• Avec quels outils, supports et démarches former à et par l’écrit ? Quelle place donner au numérique ? aux pratiques artistiques? Quelles ressources mobiliser ?
AXE 2 : La formation des enseignant·es
• Sur la base de quel·s cadre·s de référence sélectionner les contenus de formation, initiale ou continue, des (futur·es) enseignant·es amené·es à travailler avec des groupes d’étudiant·es exilé·es dans les centres universitaires de langues ?
• Comment concilier les objectifs de formation littéracique et des situations d’urgence sociale, psychologique, professionnelle vécues par certain·es étudiant·es ? Avec quels effets sur les curricula ?
• Comment sensibiliser et former les intervenants universitaires ? En quoi les partenariats avec des acteurs externes (artistes, monde associatif, lieux culturels, ONG, initiatives locales d’intégration…) et internes (services des relations internationales, psychologues, associations étudiantes, ONG universitaires…) pourraient-ils enrichir les objectifs de formation?
• Quelles stratégies de formation envisager pour sensibiliser les enseignant·es universitaires des disciplines non linguistiques aux spécificités ou transversalités des écrits académiques de leur domaine et aux particularités des étudiant·es en exil ?
AXE 3 : La recherche sur les littéracies universitaires
• Les concepts circulant tels qu’insécurité linguistique, plurilinguisme, inclusion, vulnérabilité, diversité… sont-ils mobilisés dans le champ des littéracies universitaires, ou celui de la Didactique des discours de l’enseignement supérieur ? Voit-on émerger de nouvelles modalités de conception et de mise en œuvre de la formation à/par l’écrit ?
• Quels nouveaux questionnements le public des étudiant·es en exil induit-il pour la recherche ?
• Comment penser la recherche sur les littéracies universitaires à l’heure des migrations, en termes épistémologiques et méthodologiques ? Quelles pratiques de recherches « sensibles » et éthiques envisager ?
Ces trois focales ne sont certes pas nécessairement exclusives les unes des autres, mais les articles s’inscriront prioritairement dans l’un ou l’autre de ces axes. En suggérant ces trois axes thématiques, ce numéro contribuera à interroger les enjeux de la prise en compte des besoins spécifiques des étudiant·es en situations d’exil et les approches privilégiées pour développer leurs compétences dans le volet écrit de la littéracie, dans le contexte de l’enseignement supérieur. Des études sur d’autres aires langagières que francophones, européennes ou hors Europe, sont bienvenues.
INFORMATIONS PRATIQUES
– Les résumés soumis ne doivent pas dépasser 10 000 signes (espaces et bibliographie comprises).
– Les articles complets ne doivent pas dépasser 40 000 signes (espaces compris).
– Les articles peuvent être rédigés en français ou en anglais.
– La feuille de style et les instructions pour les auteur·rices sont disponibles à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/lidil/3303
Toutes les soumissions feront l’objet d’une évaluation en double aveugle par un comité scientifique international composé de spécialistes de différents domaines. Les soumissions pourront être acceptées, acceptées sous réserve de modification ou rejetées, telles quelles.
ENVOI DES PROPOSITIONS
Les résumés et les articles doivent être envoyés aux deux adresses suivantes : dmeunier@uliege.be et eve.lejot@uni.lu
CALENDRIER
Réponse aux soumissions : 15 juin 2025
Envoi des articles : 30 sept. 2025
Avis final suite à expertise en double aveugle et navettes éventuelles : fév. 2026
Parution du numéro : juin 2026
BIBLIOGRAPHIE
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