Inspé d’Aix-en-Provence & ALLSH, Aix-Marseille Université
À l’Inspé d’Aix-en-Provence (salle E006) et en visioconférence (lien sur inscription)
La journée NeQ 2023 se propose de traiter de la notion d’historicité et de son corollaire, l’historicisation.Très fertile dans le champ historique, en particulier à travers les différents « régimes d’historicité », l’historicité désigne « la manière dont passé, présent et futur s’articulent dans une société donnée, la capacité qu’ont les acteurs sociaux à inscrire leur présent dans une histoire, bref, pour reprendre l’expression la plus simple, les modes de rapport au temps » (Deluermoz, 2013, p. 4). Cette « capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée d’inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent » (Bantigny, 2013, p. 15-16) irrigue aussi de manière croissante toute épistémologie de la connaissance, notamment en sciences du langage, sous l’influence du poète et traductologue Meschonnic (1982 ; 1999), principalement avec les recherches d’Auroux (2006 ; 2007) ou encore celles de Besse (2000) en didactique des langues.
En histoire, cette historicisation permet de mettre en évidence certains impensés, de déconstruire ou relativiser certaines évidences ou allants de soi en rendant apparent le caractère construit et contingent de certains concepts et discours. Dans le domaine de la DDLC, la recherche comme l’intervention mobilisent cependant encore assez peu ces notions d’historicité et d’historicisation, qui se limitent souvent à une entrée en matière contextualisante, (pratiquement) indépendante de la recherche elle-même, souvent empirique et synchronique (deux notions – empirie et synchronie – dont l’influence en SDL s’inscrit justement dans une histoire des idées). Il existe bien sûr des initiatives historicisantes en DDLC, et ce depuis plusieurs années (voir par exemple les textes programmatiques de Porcher, 1984 ; Reboullet, 1987 ou encore Coste, 1990), mais qui n’ont pas une place centrale dans le champ didactique, comme si l’historicité et l’historicisation étaient condamnées à rester le supplément d’âme quelque peu anecdotique d’une discipline dont le cœur serait une intervention ayant prioritairement à composer avec les contingences du présent et à inventer son futur. Or, elles seraient particulièrement pertinentes, dans la mesure où langues et cultures sont pétries d’histoire, de même que les processus de transmission et d’appropriation dont ils relèvent et les situations dans lesquelles les langues et cultures sont transmises et appropriées. Cette journée visera donc à réfléchir sur les apports, la pertinence et les éventuelles limites de la mobilisation de ces notions en DDLC, tant du point de vue de la recherche que de l’intervention.
À travers les quatre axes retenus qui marqueront les quatre moments de la journée, cette Journée d’études cherchera à répondre entre autres aux questions suivantes : comment comprendre, notamment en DDLC, cette notion éminemment transdisciplinaire ? En quoi procéder à l’historicisation dans notre discipline peut-il être pertinent, à différents niveaux : historicisation de la recherche en DDL ; historicisation de l’enseignement ; historicisation en tant que notion au fondement de certains types d’interventions didactiques ; historicité des personnes impliquées ; etc. ? De quelle manière l’historicisation, comme démarche heuristique, peut-elle se décliner à tout niveau de la recherche et de l’intervention en DDLC afin de soutenir la définition et la mise en œuvre d’une posture réflexive et critique, tant pour le/la chercheur.euse, l’apprenant.e que l’enseignant.e-formateur.rice ? En particulier : procéder à l’historicisation de l’histoire de l’enseignement des langues (Puren et Galisson, 1988 ; Germain, 1993) ouvre-t-il à l’écriture d’une « autre histoire » (Spaëth,2014), favorisant en formation des enseignant.e.s des pratiques plus éclairées et situées ? Dans quelle mesure la mise en histoire du sujet-interprétant, qu’il·elle soit enseignant·e/chercheur·se/apprenant·e, participe-t-elle de cette historicisation ? Cette mobilisation de la subjectivité voire de l’herméneutique à des fins d’apprentissage, de formation et de recherche favorise-t-elle l’agentivité (Guilhaumou, 2012) ? Et enfin comment mettre en œuvre l’historicité comme démarche didactique, en classe ?
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L’axe 1, Continuums et ruptures : histoire, historiographie, historicité, historicisation – enjeux notionnels en didactique des langues, vise à cerner la notion d’historicité par rapport à des notions connexes et pourtant distinctes, en privilégiant une approche plus théorique et épistémologique à partir de regards croisés entre différents domaines disciplinaires. Souvent assimilée à tort à la simple histoire d’une discipline ou d’un concept, la notion d’historicité renvoie en réalité plus spécifiquement au « rapport général que les hommes entretiennent avec le passé et l’avenir » (Lefort, 1952) et se « niche à l’intersection d’un « horizon d’attente » et d’un « espace d’expérience » » (Koselleck, 1990). Comment ainsi définir l’historicité (d’une discipline, d’un concept, etc.), sans la réduire à son histoire et en la distinguant de la fabrique historiographique, réifiante ? Et quelle pertinence pour la DDLC, de cet « instrument et [de ce] moment de compréhension des phénomènes » qu’est l’historicisation, démarche de connaissance caractérisée par sa volonté de dévoilement des construits (Audren et al., 2003, p. 516) ?
L’axe 2, Historiciser : pertinence des démarches et postures en DDLC, ouvrira la réflexion à la manière dont une démarche de recherche historicisante serait spécifiquement apte à construire une posture critique originale en questionnant les allant-de-soi notionnels circulant dans notre domaine (autour de notions telles que, sans exhaustivité, langue, culture, altérité, diversité mais aussi autonomisation, collaboration, etc.)… Pourquoi adopter plus largement cette perspective historicisante en recherche en DDLC ? Et comment l’adapter à son champ, son objet, son concept, en lien avec sa trajectoire personnelle de chercheur.e ? En quoi cette historicisation fragmentée peut-elle participer à l’avènement de l’historicité de la discipline, sachant que « l’historicité n’est pas une vérité à chercher mais un problème à poser ; elle n’est pas le maintien des rapports dans leur état mais leur transformation ; elle n’est pas la polémique mais la critique » (Martin, 2002) ? Un exemple parmi d’autres de ces impensés doxiques en DDLC (Castellotti, 2015) : l’écriture d’“une autre histoire” (Spaëth, Ib.) de l’enseignement des langues grâce à une historicisation de la recherche en didactique des langues et des cultures.
L’axe 3 se centrera davantage sur l’historicisation du point de vue des personnes, interrogeant les apports pédagogiques et scientifiques d’une approche du sujet-interprétant par la mise en histoire des enseignant·es et chercheur·ses. Une partie des sciences du langage, notamment en sociolinguistique (Nossik, 2011 ; Canut et al., 2018) et en DDLC s’inspire des démarches qualitatives anthropologiques, ethnologiques et sociologiques de type récit de vie (Bertaux, 2005), pour ouvrir leurs réflexions à l’écriture et la mise en histoire de soi en formation et en recherche. En rendent notamment compte les travaux autour du journal de bord en formation d’enseignant.e.s (Cadet, 2006) ou encore la sociobiographie (Molinié, 2016). Comment l’écriture de soi permet-elle le développement d’une posture réflexive chez l’enseignant·e de langue (Schön, 1993) et chez les chercheur.e.s ? En recherche en sciences humaines, la reconnaissance croissante de l’(inter)subjectivité (Favret-Saada, 1990 ; Lagrave, 2021) appelle de plus à une double historicisation à laquelle n’échappe pas la DDLC : celle de l’objet de recherche mais aussi celle du/de la chercheur.se. L’enjeu méthodologique du “je” en recherche (Olivier de Sardan, 2000 ; Caratini, 2013) est donc de concilier l’exigence de rigueur et l’implication subjective du/de la chercheur.euse, tout en accueillant la subjectivité du sujet en constructeur de sens dans une perspective phénoménologique.
L’axe 4 visera à faire de l’historicité une démarche didactique en classe de langue. Tant dans la recherche en DDLC que dans les préconisations pédagogiques et didactiques institutionnelles, le présentisme et le mythe du progrès (Hartog, 2003) ne tend-il pas à prédominer (cf. Documents pour l’histoire du français langue étrangère et/ou seconde, « Innovations pédagogiques dans l’enseignement des langues étrangères : perspective historique (XVIe-XXIe siècles) »,n°57, 2016) ? En formation didactique, notamment, la primauté d’un modèle historiographique téléologique, universaliste et positiviste (Clavères, 1990) menace d’imposer la dernière configuration méthodologique (méthodologie communicative ; approche actionnelle ; numérique éducatif…) comme panacée pédagogique, au mépris de la prise en compte du contexte et de la « diversité diversitaire » (Debono, Huver, Peigné, 2013). D’où la nécessité de contribuer à mettre en évidence la « fabrication » (Audren et al., Ib.) du champ afin de déconstruire les évidences que l’enseignement peut contribuer malgré lui à véhiculer, notamment au niveau culturel : le « paysage imaginaire » (Appadurai, 2005) influe en effet sur les mémoires collectives (Halbwachs, 1950), touchant jusqu’aux pratiques pédagogiques et didactiques. Les récits de soi (Deprez, 1996) et biographies langagières interrogent notamment chez les apprenant.e.s de langue cette fabrication au niveau individuel. L’historicité est alors dans ce cas conçue comme une mise en récit interprétatif (Ricoeur, 2000), qui participe à la construction d’une culture éducative propre pour les apprenants (Aguilar et al., 2014 ; Debono, Huver, Peigné, Ib. ; Castellotti, 2009). Ainsi, l’historicité en tant que démarche didactique et d’enseignement, via le recours à une démarche historicisante, pourrait constituer un appui pour aborder autrement les enseignements de langues/cultures, dans une perspective plurilingue et interculturelle prenant en compte la complexité (Morin, 1994) grâce à la mise en relation et en altérité des histoires en contact. Comment mettre alors en évidence en classe ce savant tissage de la mémoire individuelle et de l’histoire collective (Spaëth, 2020) ? En quoi favorise-t-il l’apprentissage et plus encore l’émancipation (Molinié, 2016) ? Sachant que l’histoire est souvent racontée au filtre d’une histoire nationale puis réinterprétée à travers le filtre personnel, comment notamment travailler l’interculturel en diachronie en redonnant toute leur épaisseur historique aux cultures, à rebours du simplisme qu’entraîne souvent l’approche comparative en synchronie (Papasaika, 2019) ? Les interventions croisées de cet axe interrogeront donc sous l’angle épistémologique mais aussi opérationnel la pertinence en DDLC du recours à la notion d’historicité et à la démarche de connaissance qu’est l’historicisation en donnant des réponses concrètes pour la mettre en œuvre dans l’enseignement des langues. Car s’il est vrai que « l’historicité radicale du sens et de la société […] sert à vivre […] poétiquement et politiquement » (Meschonnic, 1988, p. 10-11), elle aide aussi à apprendre – et, in fine, à penser.