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Des formes linguistiques pour communiquer : vers de nouveaux rapports entre linguistique et didactique

Françoise Demaizière (Université Paris 7) et Anne-Claude Berthoud (Université de Lausanne)

Texte paru dans Claude Springer (coord.). (1998). Les linguistiques appliquées et les sciences du langage&nbsp: Actes du deuxième colloque de linguistique appliquée Cofdela. Strasbourg&nbsp: université Strasbourg 2. pp. 164-178.)

Mots-clés : Linguistique, didactique, actes de langage, pragmatique intégrée, interaction.

Résumé

Notre propos consiste à jeter un regard croisé « didactico-linguistique » sur les enjeux actuels des sciences du langage, et notamment de la pragmatique linguistique, pour la didactique des langues, en posant comme thèse de départ l’interdépendance essentielle de ces deux disciplines. Interdépendance qui sera rendue manifeste en fonction des choix théoriques établis, refusant notamment une certaine forme d’éclectisme et optant délibérément pour une conception spécifique de l’activité langagière. A l’intersection de la théorie des opérations énonciatives et de l’analyse conversationnelle, notre cadre d’analyse envisage les plans linguistique et communicatif dans un rapport de continuité et non de disjonction, c’est-à-dire traitant les formes linguistiques à la fois comme traces des opérations de discours et comme indices pour l’interprétation.
Dans cette optique, considérant la grammaire comme ressource pour l’interaction et l’interaction comme ressource pour la grammaire, nous tenterons de proposer quelques pistes pour l’élaboration d’un cadre conceptuel susceptible de fournir aux apprenants une compétence stratégique ou procédurale leur permettant d’utiliser effectivement la langue comme clé pour communiquer.

1. Linguistique et communicatif

Si l’on est et si l’on entend rester linguiste tout en s’intéressant à la didactique des langues, ce qui est notre cas, on doit prêter attention à une grande variété de paramètres souvent liés à une histoire récente jalonnée de remous et de va-et-vient méthodologiques ou théoriques.

Nul ne peut aujourd’hui contester l’importance du plan communicatif. On apprend une langue pour communiquer, on enseigne ou on aide à apprendre une langue utilisée pour communiquer. Certes, mais encore ? Un des problèmes majeurs que rencontre aujourd’hui la didactique des langues réside, à notre sens, dans le manque d’articulation établi entre plan linguistique et plan communicatif. Nous voudrions rappeler quelques éléments ou événements qui nous semblent pertinents pour aborder le problème et essayer de proposer quelques pistes qui nous paraissent prometteuses pour le chercheur et pour l’apprenant.

2. Brefs rappels historiques – Une scientificité mal appliquée

On a connu, il y a quelques décennies, des phases d’hégémonie, réelle ou ressentie, de la linguistique sur le champ de l’intervention pédagogique. On était dans la perspective de la linguistique appliquée, et l’on a, rien là d’exceptionnel, plaqué plutôt qu’appliqué une ou des théories dont l’objectif n’était en aucun cas au départ d’améliorer les pratiques d’enseignement ou les démarches d’apprentissage. N’ont été véritablement pris en compte ni le problème d’une théorie de l’application ni la spécificité de l’acquisition-apprentissage. La grammaire générative et transformationnelle, en particulier, a, de fait, focalisé sur des formes de grammaticalité dissociées du sens, sur des manipulations et des techniques présentées avec une autorité qui en ont imposé mais dont la forme de scientificité a souvent été mal perçue dans un milieu littéraire. Maladresses des chercheurs, manque de formation des intervenants de terrain, absence de réel travail didactique se sont conjugués pour que la linguistique nouvelle ne s’intègre pas véritablement dans l’ensemble des pratiques. La linguistique appliquée n’a pas véritablement su devenir « impliquée » et une large communauté d’enseignants et de didacticiens n’a été que trop contente de pouvoir s’engager sur d’autres pistes apparaissant moins dominatrices, plus accessibles, plus humanistes…

3. L’humanisme de la communication, le naturel, la vie…

On peut percevoir certaines évolutions comme des formes de réaction, d’opposition que certains excès et rigidités antérieurs expliquent fort bien. Certaines formes du raz de marée « communicatif » ont pu apparaître comme une bouffée d’air frais, une forme d’humanisme plus riche et attractive que la sécheresse scientiste de démarches théoriciennes antérieures. Tout peut sembler devenir plus « naturel », plus riche, plus humain. On voit ainsi un retour en force de conceptions innéistes ou spontanéistes. On veut du réel, de l’authentique, de la communication, du bain de langue. On a de fait une « attitude romantique : au contact de la vie on transmet la vie (…) [un] mythe de la vie réelle » (Antoine Culioli, séminaire, 1996). Widdowson (1989) souligne : « currently… ideas are equated with ideology (…) the mistake is to suppose that practice precludes theory » ; « there has (…) been a regrettable trend over recent years towards the granting of primacy, even sanctity, to personal experience as sufficient in itself without the requirement that it be rationally appraised. » Ces approches sont très prégnantes dans certains milieux de responsables de formation, en formation continue en particulier.

4. Didactique autonome et éclectisme

On observe également le besoin des spécialistes de didactique de se voir mieux reconnus dans le monde universitaire et scientifique. Le désir de constituer une didactique autonome a poussé à prendre ses distances avec la linguistique, sinon à la rejeter aussi brutalement que les mouvements évoqués ci-dessus. On parle beaucoup d’éclectisme (Puren, 1994), on conseille de « faire son marché » d’une théorie à l’autre, d’un domaine à un autre. L’ouverture est nécessaire si l’on observe les limitations évidentes de certaines approches, à commencer par celles qui étaient les nôtres il y a quelques années. Il est bon de prendre en compte les sciences du langage dans leur variété, les aspects psychologiques, sociologiques, les sciences de l’éducation, l’ingénierie de formation… On parle même de neuropédagogie (Trocmé-Fabre-1987 ou d’approche multihémisphère et multicérébrale-Ginet, 1997).

Faut-il pour autant passer d’une relation de soumission à la linguistique à un rejet ou une mise à l’écart ? Quelles en sont les conséquences ? Le linguiste a peut-être voulu dominer la didactique, le didacticien doit-il pour autant proclamer aujourd’hui qu’il n’est pas ou plus linguiste ? Qu’en est-il de la cohérence de l’environnement proposé à l’apprenant ?
Lehmann (à paraître) considère que les évolutions de la problématique de la didactique entraînent des évolutions dans la place de la linguistique mais que ceci ne limite pas cette place mais au contraire la renforce. Nous partageons ce point de vue. Il écrit dans le même texte : « Persistant ainsi à revendiquer comme nécessaire un soupçon de rationalité dans les relations entre pratiques d’enseignement et recours aux disciplines de référence, j’aurais bien du mal à dissimuler mon peu de goût pour un éclectisme méthodologique aujourd’hui triomphant qui n’est, à tout prendre que le fruit tardivement mûri, dans notre domaine, de la tentation post-moderne ».

Par ailleurs Porquier et Vivès (1993) remarquent que « les différentes écoles linguistiques, dans leurs récents développements, ne sont pas aussi radicalement opposées que leurs options théoriques le laisseraient croire. A cette complémentarité théorique correspond, dans une optique didactique, un choix d’éclectisme ». La complémentarité judicieuse ne peut qu’être saluée. Les exemples cités par Porquier et Vivès vont dans ce sens. On peut évoquer ici l’effort de conciliation entre théories ou écoles parfois antagonistes auparavant qui a été fait par le groupe disciplinaire langues vivantes (Bailly et al., 1993, X) : « la méthode de travail du GTD (…) s’est inspirée de différents courants de pensée – pour autant que ces derniers comportent un solide fond consensuel et des complémentarités intellectuellement compatibles entre elles ». Bailly ne se range pas pour autant sous la bannière de l’éclectisme. On remarque aussi que l’approche dite intégrative prônée par Nemni (1993, 170) énonce que « contrairement à une approche éclectique, elle affirme la nécessité, pour toute approche, de constituer un ensemble cohérent, tant sur le plan théorique que pratique ».

En effet, l’éclectisme peut devenir un moyen facile de faire l’économie de la rigueur, de la cohérence, de la connaissance un peu approfondie du domaine ou de toute « théorie ». Widdowson (1989) remarque : « Teachers talk of being eclectic. But eclectism is not random expediency, not an ad hoc reaction to immediate circumstances (…) being eclectic is not contrary to a theoretical approach to methodology but on the contrary entirely consistent with it ». Et plus loin : « generally speaking teachers of English as a mother tongue in Britain have paid little heed to linguistics. It appears to be a common belief among them that it is sufficient to have a sensitive intuitive feel for the language and there is no need to submit themselves to the discipline of linguistic study. It is rather as if science teachers might say that (…) they can dispense with the discipline of physics ». Au même colloque, un spécialiste de l’utilisation des bases de données textuelles informatisées avait insisté sur le fait que l’enseignant ne pouvait pas avoir à supporter le « fardeau » (the burden) de connaître tout du fonctionnement de la langue, d’où ses propositions, fort intéressantes par ailleurs par bien des aspects, de faire seulement observer par les apprenants les contextes d’utilisation par le biais d’observations et de regroupements et induire l’appropriation du système linguistique. On peut également remarquer qu’il n’est pas toujours aisé de savoir à quel éclectisme on fait référence. S’agit-il d’un éclectisme de pratiques ou de références théoriques ? Ce qui est « théorique » n’est d’ailleurs pas toujours clairement délimité dans les discours didactiques. On y parle parfois un peu vite de modèle ou de théorie. Ce qui nous ramène au problème de la scientificité et de la cohérence.

Devant le tourbillon de métaphores et de centres d’intérêt de certains discours, on peut avoir envie de rejoindre la conclusion de Lehmann (1995) à un texte sur les curriculums quand il constate la multiplication des « paramètres explicatifs entrecroisés » et se demande « où est Charybde et où est Scylla, lorsque, d’un côté, l’on voudrait éviter les écueils d’une approche (…) qui prétend tout expliquer par tout et son contraire et que, d’un autre côté, l’on attend beaucoup de la sorte de réconciliation de la Didactique des langues avec les Sciences de l’éducation ».

5. La didactique entre multiplicité et cohérence

On se retrouve ici proche des débats épistémologiques ou mondains plus ou moins post-modernes de ces dernières années sur le complexe, la systémique, le refus du cartésianisme occidental, etc., (voir Demaizière et Dubuisson, 1992, chapitre 6).
Nous remarquerons que, bien évidemment, l’apprentissage ne peut se considérer uniquement par rapport à des paramètres de linguistique et didactique, cette linguistique fût-elle la plus riche, la plus multiple, la plus communicative… L’une de nous est responsable d’un diplôme de formation continue d’ingénierie de formation-chef de projet multimédia et engagée dans une variété d’actions de conseil industriel et de montage de dispositifs utilisant le multimédia pour lesquels le point d’entrée ne saurait être la linguistique ou même parfois la didactique de la discipline (bien difficile à cerner pour un dispositif de formation à des produits d’assurance, ou aux procédures de chargement des pétroliers dans la marine marchande). Nous n’en restons pas moins gênées par des discours de didactique des langues qui ne semblent à aucun moment s’attarder sur le type de référence linguistique choisie et sur l’articulation entre conception de la langue et du langage et activités pédagogiques. Les approches partielles sont inévitables et nécessaires au niveau de la recherche ou de la réflexion académique. L’approche linguistique et didactique en est une. Il est malheureusement parfois difficile de ne pas tomber dans le parcellaire insuffisant quand on passe à la mise en œuvre d’un environnement d’apprentissage.

On peut et on doit légitimement examiner d’abord et avant toute autre chose les conditions sociologiques et psychologiques de l’ouverture d’un centre de ressources en langues dans une entreprise, par exemple. Si l’ingénierie du dispositif, son insertion dans le fonctionnement de l’institution, n’est pas réalisée correctement, il n’y a pas grand bénéfice à en attendre pour les apprenants (de même si dans un établissement scolaire on n’a pas préparé l’introduction du multimédia). On s’interrogera dans une perspective relevant plus ou moins de la discipline « sciences de l’éducation » sur les atouts et les inconvénients de tel ou tel support, du multimédia, d’Internet, de la visioconférence… Si toutefois au moment de l’achat d’une série de cédéroms, ou de vidéos pédagogiques on ne se pose aucune question relevant de la didactique de la discipline dans sa liaison avec la linguistique on ne pourra prétendre avoir mené un processus dont la cohérence et l’adéquation auront été totalement vérifiées et prises en compte à tous les niveaux – à défaut de pouvoir toujours être assurées, cela est évident. Le moment du choix de tel support plutôt qu’un autre est souvent un test révélateur (cédérom multimédia ou manuel d’ailleurs – mais qui a formé les enseignants ou les formateurs à cette tâche ?).

Multiplicité et cohérence sont à gérer, entre autres, à ces niveaux et, pour reprendre une métaphore récemment proposée (Narcy, 1997, 49-50), dans le kaléidoscope des théories, nous inclinons les cristaux de l’instrument de manière à mettre en valeur la perspective linguistique et didactique.

6. Recherche linguistique et environnements d’apprentissage

Sans vouloir nous appesantir inutilement sur des définitions du champ de la didactique ou sur la délimitation entre recherche, et donc didactique, et pratique, « savoir-faire… qui assure la gestion… de la relation pédagogique » (Narcy, 1997, 67), nous voudrions bien situer nos centres d’intérêt. Nous nous intéressons ici à la linguistique dans ce qu’elle peut apporter à la création de matériaux, de scénarios, plus largement d’environnements d’apprentissage. Nous souhaitons couvrir l’ensemble du processus avec le regard du chercheur expérimental didacticien. Faire de la linguistique dans la perspective de l’apprentissage et créer des environnements ou des matériaux d’apprentissage qui pourront être observés à partir des postulats ou choix de départ. Nous continuons à vouloir adopter ou aller dans le sens de la perspective du didacticien auteur de matériaux qui fut d’abord prédominante avant de s’effacer (voir déjà Dabène, 1987, pour ces évolutions) au profit de démarches psycholinguistiques, par exemple, ou d’une approche ethnolinguistique de la classe de langue (qui peut être parfois perçue comme de la linguistique opérant sur une situation pédagogique ou d’apprentissage plutôt que comme une didactique préparant l’intervention pédagogique).

La cohérence et la rationalité qui nous paraissent essentielles pour la démarche du chercheur doivent in fine permettre à l’apprenant de construire son itinéraire et son appropriation de la langue en s’appuyant sur un environnement cohérent et lui offrant des repères facilitateurs. Se situent là des choix linguistiques et des choix pédagogiques (parmi d’autres nous l’avons dit) qui doivent interagir. Au niveau des choix linguistiques il convient de mieux articuler plan linguistique et plan communicatif.

7. Cloisonnements et patchworks

À un moment ou un autre de toute démarche il convient que l’apprenant repère et maîtrise les formes de la langue, des formes linguistiques. On insistera sur le fait qu’il y a à ce niveau une matérialité indiscutable qui suscite plus souvent qu’on ne le dit parfois une demande très claire des apprenants, surtout des adultes. Les étudiants venus travailler à Paris 7 dans un dispositif où ils avaient le libre choix des produits au sein du fonds proposé ont assez massivement travaillé sur des produits présentés comme « structure de la langue » dans le descriptif qui leur était proposé. Ces produits sont avec les films de cinéma ceux qui ont rencontré le plus vif succès (Demaizière, 1996).

Où et comment ces formes sont-elles présentées à l’apprenant ? On peut remarquer à ce propos que certains avatars de l’application générativiste aboutissaient à des activités et des présentations finalement peu différentes dans l’esprit de tout un courant « traditionnel » pour lequel la grammaire d’une langue (et même parfois la langue tout entière) se limite à un énoncé d’étiquettes décrivant des marques sans qu’aucun appareil explicatif reliant formes et sens soit mis en place. On peut évoquer les pratiques d’analyse grammaticale et logique de l’école primaire française, où des termes comme imparfait, substantif sont laissés totalement vides de sens pour les élèves, où l’on parle des « temps » du verbe sans jamais évoquer aspect ou modalité. Certains logiciels dits d’EIAO (enseignement « intelligent » assisté par ordinateur) proposés par des spécialistes d’intelligence artificielle constituent l’exemple le plus frappant de telles démarches. On y génère des phrases hors contexte et hors situation et le système aide à corriger fautes d’accord, de conjugaison… Agencement ou génération correcte des formes semblent parfois suffire à constituer la langue.

On laisse à l’enseignant le soin de compléter, par d’autres activités totalement disjointes de ce travail morpho-syntaxique. Cette dissociation entre présentations et activités morpho-syntaxiques et le travail d’expression, de communication, d’interprétation d’un texte… aboutit à un patchwork pédagogique qui nous semble poser bien des problèmes. Quand on demande à des étudiants francophones d’observer pour des didacticiels de grammaire anglaise (Demaizière et Trévise, 1991) des formes françaises (avant un travail contrastif) on enregistre un certain nombre de réponses qui relèvent du commentaire de texte littéraire et bien peu de la perception de la valeur de la forme (cela peut aller jusqu’à un imparfait justifié par le fait que l’action est lente car le personnage est encore ensommeillé). On ne peut que repenser au passé scolaire de ces apprenants qui ont fait de la « dictée-grammaire » d’un côté et de l’autre du commentaire de texte littéraire s’appuyant sur des critères dissociés des premières catégories.

Si l’on observe un certain nombre de matériaux pédagogiques (en particulier des méthodes basées sur une vidéo avec un livre d’accompagnement), on peut observer une nette rémanence de pratiques relevant de méthodologies ou de théories autres que celles affichées en exergue par les auteurs. On mettra en avant le « communicatif », par exemple et pour faire simple, en insistant sur la vidéo qui est au cœur de la méthode, mais si l’on regarde les exercices des cassettes de laboratoire de langue proposées également on va retrouver des drills, des exercices structuraux relevant d’une autre philosophie. Plazaola Giger (1996) parle d’auteurs de méthodes communicatives effectuant « des déclarations qui tiennent de la ‘pirouette’ argumentative ».

Certaines traditions perdurent, apparemment sans que les praticiens (concepteurs de matériaux ou enseignants) perçoivent le manque de cohérence de l’ensemble qu’ils offrent. Plazaola Giger (op.cit.) remarque que « la relation et la progression [des] objets [d’enseignement], les exercices proposés, les pratiques de classe, la réflexion sur les faits langagiers, etc. n’ont pas été modifiés par l’approche pragmatique ».

Certaines habitudes sont devenues des formes de réflexe (automatisation de procédures de construction devenues inconscientes et non contrôlées…). Des formes de création d’exercices oraux ou écrits d’application-fixation ou de précis grammaticaux en particulier sont devenus « transparentes ». On les met en œuvre sans conscience claire de ce qu’elles véhiculent. Le précis grammatical ou les exercices complémentaires ajoutés dans des modules à part d’un cédérom multimédia basé sur une vidéo « authentique » révèlent parfois des surprises. On voit que ces modules ont été ajoutés en fin de travail, un peu rapidement, pour compléter le coeur du produit. Ce ne sont pas eux que l’on montrera en démonstration pour mettre en valeur la modernité du produit, mais auprès de certains clients potentiels ils rassureront par leur côté sérieux. Et puis, ils donneront au sommaire d’entrée un aspect beaucoup plus riche… On pourra ainsi apprendre que le précis grammatical est ce que l’on a trouvé libre de droits pour un ajout de dernière heure aucunement contrôlé par l’équipe d’auteurs. Ou bien certains exercices ont été proposés par l’informaticien en charge de la médiatisation. C’est ainsi que l’on continue à faire des exercices structuraux, à traduire des mots isolés…

Lorsque le point d’entrée principal, l’unité de base de l’activité pédagogique se centre sur des activités de visionnement d’une vidéo, de jeux de rôle, de situations ou documents « authentiques », on rejette facilement à la périphérie et sans trop les examiner un certain nombre de points, dont la « grammaire » alors entendue en général dans un sens très réducteur. Le projecteur est braqué ailleurs et l’on examine peu ces zones d’ombre. D’une génération méthodologique à une autre, l’apprenant se trouve ainsi trop souvent confronté à un environnement où les sauts méthodologiques créent des discontinuités de repères qui ne peuvent que favoriser cet arbitraire pédagogique si souvent dénoncé (voir l’âge du capitaine…).

Il se crée des sortes de traditions, voire de rituels grammaticaux dissociés des activités qui sont placées au cœur de l’apprentissage. Nous mettrons à ce niveau également le danger des exemples canoniques, quasiment canonisés de bien des formulations de règles ou d’explications. Les sempiternels « Il pleuvait quand ils sortirent » « She was reading when the phone rang » qui forment des catalogues réducteurs de références appauvries qui ne peuvent guère permettre autre chose que des productions stéréotypées. Les situations-types de certains matériaux plus modernes avec leur « situation guichet », « situation restaurant » présentent les mêmes défauts.

8. Catalogues, faisceaux explicatifs, modèle dynamique

Il nous semble que trop d’approches pédagogiques établissent des catalogues explicatifs disjoints. On peut le dire du découpage en chapitres et sous-chapitres de certains manuels ou précis grammaticaux. Les algorithmes servant de support à certains scénarios pédagogiques de l’EIAO sont des cas extrêmes de dissociation des paramètres. De plus en plus on reproche au « communicatif » son cloisonnement. « Sous prétexte de visée sociolinguistique, on en vient à renforcer le cloisonnement (…), entre d’un côté le code linguistique et de l’autre côté les fonctions sociales du langage. Ce contresens va permettre aux deux courants didactiques de continuer à s’affronter (…) Le concept d’actes de langage, quant à lui, s’est transformé en acte de parole, en maintenant là aussi la dichotomie classique et en confirmant par là-même le cloisonnement traditionnel » (Springer, 1996, 84).

Il existe pourtant un certain nombre d’ouvrages qui proposent des démarches qui cherchent à cerner à la fois l’éventail des potentialités et la cohérence du système étudié. Dubos (1990, 98) souligne par exemple ceci dans la présentation de la forme BE + ING de son ouvrage sur le thème anglais. « En conclusion à cet aperçu des valeurs référentielles que peuvent prendre BE + ING et ses formes dérivées, il faut insister sur le fait que celles-ci ne forment pas un « catalogue » hétéroclite et accidentel. S’il n’y a pas à proprement parler de valeur centrale pour BE + ING, il y a un potentiel référentiel qui va de la référence verbale et situationnelle à la référence nominale et générique ». Elle écrit également (56) « Pour répondre aux exigences propres à [la traduction], il semble nécessaire de réintroduire non pas un « catalogue » de valeurs, mais une pluralité de paramètres qui favorisent ou interdisent l’emploi de BE + ING ». Parlant de l’aspect (en anglais) Lapaire et Rotgé (1991, 362) soulignent « à quel point le concept d’aspect brasse de nombreux critères » et évoquent (ibid.) « le partage des responsabilités entre divers facteurs (…), les multiples chevauchements ou hésitations entre les différentes catégories aspectuelles ».

Il s’agit certes là d’ouvrages de référence et de niveau avancé qui sont à la frontière entre pratique pédagogique et recherche linguistique (cas où la didactique est de plain pied dans la recherche linguistique). Évoquons donc des pratiques pédagogiques plus proches d’apprenants peu avancés et de la salle de classe plutôt que de la bibliothèque de référence.

9. Exemples d’approches conceptualisantes

Un exemple pionnier est celui de l’équipe Charlirelle, (voir Bailly 1984 et Cain, 1979). S’appuyant sur une recherche linguistique, celle d’Antoine Culioli en l’occurrence, l’équipe a construit un manuel et a élaboré une forme de scénario pédagogique introduisant une phase de conceptualisation métalinguistique originale et reliant systématiquement repérage, analyse et réemploi des formes aux conditions d’énonciation. Une démarche similaire apparaît dans Clavères (1981).

Une certaine rigidité de la progression pédagogique, l’artificialité des dialogues support, l’absence de documents « authentiques » sont évidemment rédhibitoires aujourd’hui. Les éléments théoriques et les présentations « grammaticales » doivent être enrichis. Le travail du GTD évoqué ci-dessus a amorcé l’évolution. Il présente le programme pour l’enseignement secondaire avec des intitulés comme « Programme grammatical (morpho-syntaxe et valeurs sémantiques) en rapport avec les situations de communication » (Bailly et al., 1993, 57-58). La « langue » est divisée en « formes grammaticales » et « sens du discours-valeurs des formes » et est à côté d’une colonne « rapports entre vie et langage » qui indique « communication (situations et contextes) – utilisation possible ». On passera ainsi de « forme affirmative » à « discours de présentation positive » et « apport d’information sur une état de choses posé comme existant ».

Relevons ici les propositions de Trévise (1992, 1993) pour un enseignement métalinguistique. « Cette conception de la contribution du métalinguistique à l’apprentissage par le biais d’un enseignement fait en réalité se rejoindre les deux contraires de l’approche « structurale » et de l’approche dite « communicative » car elle tend à rapprocher en les composant, la connaissance du monde et de l’activité du sujet énonciateur » (1993). Il s’agit bien, en effet, de savoir composer pour offrir à l’apprenant la continuité et les repères nécessaires.

10. Du vide à la prolifération explicative

Nous ne reviendrons pas ici sur le fait que l’absence de repères explicatifs ne nous semble pas une solution pédagogique adéquate. Ce vide est toujours trop rempli des systèmes explicatifs que se construisent sans régulation les apprenants. Alors quels paliers explicatifs faut-il prévoir ? Dans des travaux antérieurs, de création de didacticiels en particulier (Demaizière, 1986, Demaizière et Trévise, 1991), nous avons tenté en nous appuyant sur la théorie des opérations énonciatives d’Antoine Culioli, de distinguer différents niveaux d’articulation de la chaîne interprétative.

A un premier niveau, indispensable pédagogiquement, se situe la désignation des marques retenues comme pertinentes (présent, prétérit en -ing…). Vient ensuite un niveau interprétatif. Il se situait pour nous au niveau de catégories métalinguistiques articulant marques linguistiques et monde extra-linguistique mais cela par des catégories qui relèvent du système linguistique, de la grammaire : aspect, détermination… Interviennent donc ici des opérations ou des catégories comme action, état, en déroulement par rapport à un moment repère, qualité ou quantité, continu ou discontinu, rupture par rapport au moment de l’énonciation, valeur de prédictibilité d’un comportement. Pour une forme comme would, en anglais, avoir une explication de référence de ce type (à métaphoriser ou pédagogiser éventuellement dans un discours accessible) permet de construire une interprétation comme celle d’habitude. Mais l’habitude n’est pas posée d’emblée comme on le fait trop souvent, tout comme on parle de « forme fréquentative ». En effet si l’on s’enferme d’emblée dans ce type d’analyse on ne peut plus traiter adéquatement une valeur comme « Oh, she would ! » (à interpréter comme « c’est bien d’elle d’avoir fait ça ») où il ne s’agit plus de répétition, mais d’unique. La prédictibilité permet, elle, de construire à la fois l’habitude et le « c’est bien d’elle ».

On peut évoquer ici également toute la tradition qui fait du passé simple la forme qui exprime quelque chose de soudain, de surprenant (voir Demaizière et Trévise, 1991). Avec de telles explications on fait de l’explication de texte, de l’analyse stylistique et on bascule trop vite vers des catégories trop précises. Elles sont d’ailleurs généralement construites sur ces exemples canoniques évoqués ci-dessus. On fait une analyse de texte ad hoc et on généralise trop vite comme valeur d’une marque linguistique.

Il faut aller vers la combinaison de faisceaux de paramètres (cf. ci-dessus) décrits à un niveau métalinguistique qui refuse les interprétations inutiles et s’en tenir à des valeurs de base qui pourront se combiner diversement entre elles pour construire l’habitude, par exemple. L’appareil explicatif que l’on propose en référence à l’apprenant doit pouvoir gérer et créer le foisonnement interprétatif nécessaire mais il faut donner des outils de base constituant un système opératoire. Ceci implique de s’appuyer sur des catégories qui ne soient justement pas des inventaires immenses et disjoints mais plutôt les éléments finis d’un système gérable cognitivement. Si l’on veut intégrer des recherches linguistiques récentes sur les types de procès, par exemple, pour en rester à un niveau très classiquement grammatical et que de plus on veut rejoindre le pragmatique et le discours, on voit que le risque de prolifération est important. Il est bien sûr didactiquement et pédagogiquement inacceptable. Quelques éléments sont ici pertinents.

11. La prise de parole métalinguistique de l’apprenant

Un certain nombre de « méthodes » proposent de donner la parole à l’apprenant pour qu’il crée ou participe à la création de l’interprétation des énoncés de son environnement d’apprentissage. Charlirelle en est un exemple. Il y en a d’autres. On peut trouver là un bon test.

On remarquera, en effet, que même dans certaines approches très lourdement explicatives (longue lecture de règles à appliquer ensuite, un grand classique de plusieurs générations de produits EAO ou multimédia – l’accord du participe passé…, ou aujourd’hui d’Internet dont la tendance au polycopié technologisé est impressionnante), l’apprenant n’a en général pas la parole pour expliquer. Il reçoit les explications, les récite ou teste qu’il les a maîtrisées, mais il est réduit au silence métalinguistique, il n’a jamais « la main » pour construire son discours explicatif, ce qui permet bien des dérapages didactiques. Tout enseignant ayant donné la parole de la conceptualisation à des apprenants sait ce que cela demande de compétence et de maîtrise par rapport à un exposé de type magistral. Si les repères explicatifs sont trop nombreux, trop éparpillés, s’ils ignorent certains niveaux de base, on observe les dérapages évoqués plus haut. Le seul discours habituel à l’école reprend le dessus et on bascule dans le commentaire littéraro-stylistique là où il faudrait d’abord une précision plus rationnelle, une explication plus « serrée ». Un autre écueil est celui de la paraphrase là où il faudrait expliquer par un autre niveau d’analyse.

12. Puissance et limites de la paraphrase

Dans son étude des méthodes de langue communicatives Plazaola-Giger (op.cit.) remarque avec pertinence que certaines formules pédagogiques proposées sont en fait « uniquement des paraphrases d’énoncés. Il s’agit d’un effet de reprise et non pas de repérage d’actes illocutionnaires », par exemple pour l’acte de langage « dire si on s’intéresse à quelque chose » mis en regard de la « structure linguistique » « Ca (cela) m’intéresse/m’intéresse pas ». Certaines méthodes comme Panorama, moins dogmatiques par rapport aux actes de langage s’en sortent sans doute mieux au niveau didactique en distinguant un volet « grammaire » qui reste assez traditionnel : présent, futur proche, articles partitifs… et en proposant des rubriques comme « donner des instructions », « exprimer la volonté », « interdire » sous l’intitulé « situations orales » ou « situations écrites », ce qui correspond au déroulement des unités pédagogiques, des leçons (Girardet et Cridlig, 1996). Par contre on ne trouve pas la rubrique « impératif » dans la grammaire.

Paraphrase et explication de texte peuvent donc parasiter le scénario pédagogique plutôt que l’enrichir. Pourtant c’est bien la capacité à pouvoir produire et interpréter des familles paraphrastiques qui démontre une véritable appropriation de la langue, qui consiste à « avoir la liberté de choix entre des familles paraphrastiques » (Trévise, 1993, 40). La liberté de choix ne s’appuie pas sur la mémorisation ritualisée d’associations non articulées.

13. Actes de langage et formes : une relation mal motivée

Communication et interaction sont centrales et l’on peut aisément aujourd’hui s’accorder pour reconnaître les faiblesses de démarches qui partent des formes pour atteindre au mieux les limites de la phrase. On veut une grammaire, une linguistique et une didactique de l’énoncé, du discours, de l’interaction. Le communicatif et les actes de langage ou de parole ont pu sembler apporter des réponses. Des critiques de fond se dessinent toutefois aujourd’hui tant au niveau de la théorie linguistique qu’à celui de la mise en œuvre pédagogique.

Nous avons déjà évoqué ce dernier niveau. Ajoutons que les typologies présentées aux apprenants sont trop souvent mises en correspondance de manière non motivée avec un patchwork de formes ou de réalisations linguistiques plus ou moins complexes. On trouve un certain nombre de reformulations ou de paraphrases (cf. ci-dessus) d’énoncés semblant considérés comme plus ou moins prototypiques sans que la relation soit explicitée et travaillée par l’apprenant autrement que par une récitation de la formule apprise (on peut penser que dans certains cas il n’y a guère plus de prise en charge énonciative par l’apprenant de sa production scolaire que dans les exercices les plus « traditionnels » d’étiquetage de compléments circonstanciels de manières ou autres).

L’absence d’argumentation proposée et demandée à l’apprenant pour relier les éléments présentés peut le plonger à nouveau dans une situation d’arbitraire scolaire, d’opacité conceptuelle. Le rapport établi entre les catégories de type « intentions de discours » et « structures linguistiques » n’est pas expliqué. Les listes proposées contiennent le plus souvent des objets linguistiques à statut hétérogène (cf. Plazaola Giger, op.cit., Costanzo, 1995).

Par ailleurs et paradoxalement on constate que « l’apparente structuration des manuels en actes de langage n’a pas vraiment réussi à dépasser la centration sur les faits grammaticaux » (Plazaola-Giger, op.cit.) car de fait les tableaux proposés « ont été construits de droite à gauche, c’est-à-dire que ce sont les « structures linguistiques » qui ont été ré-habillées en termes d’actes de langage ». On n’explique guère en quoi et comment les formes sont ou non interchangeables et encore moins combinables. Ces formes sont parfois des configurations préétablies complexes, fournies en prêt à porter sans moyen pour l’apprenant de dissocier les composants et de les recomposer. Ce qui relève du formel n’est pas articulé dans le cadre d’un système cohérent mais plutôt amalgamé ou empilé. On ne fournit pas de principes organisateurs, de relations de contraste…

On peut également contester que les formes soient ainsi réduites au statut de « produit dérivé » des fonctions ou des actes de langage, de « costumes » venant habiller arbitrairement des fonctions. Ce peu de cas accordé à la matérialité des formes pose des problèmes didactiques tant dans le rapport aux propositions pédagogiques qu’au plan théorique.

Nous l’avons déjà évoqué, il est fondamental pour l’apprenant d’avoir des repères auxquels accrocher son apprentissage et un appui sur des formes bien délimitées dans leur matérialité est d’évidence une étape facilitatrice. Une non-délimitation d’unités de base simples à appréhender est un handicap pédagogique de taille. Une théorie linguistique de référence qui s’appuie sur les formes nous paraît donc souhaitable. Nous rejoignons ainsi certaines des critiques de fond faites à la théorie des actes de langage à l’intérieur même de la communauté des chercheurs linguistes.

« Quand dire c’est faire » était un point de départ stimulant par rapport aux déficiences évidentes des théories linguistiques dominantes de l’époque. Mais dire n’est pas que faire et l’on met de plus en plus en avant les manques d’une approche par les actes de langage, en particulier au niveau de tout ce qui relève de la prise en charge énonciative et des relations entre co-énonciateurs. Or tout cela est fondamental si l’on veut travailler au niveau du pragmatique et si l’on veut une didactique qui aide l’apprenant à communiquer. Les marques, les formes doivent être présentées comme porteuses de traces et d’indices relevant de l’interaction. Un élargissement d’une théorie énonciative nous paraît alors plus prometteur.

Kerbrat-Orecchioni (1990) souligne que l’acte de langage n’est ni une entité linguistique, ni une unité conversationnelle. Ne pouvant être mis en relation avec un niveau particulier d’unité linguistique, il n’a pas d’existence empirique. Or un appui sur un élément repérable empiriquement aussi aisément que possible est fondamental pour la didactique plus encore que pour la théorie, peut-être. L’apprenant a besoin de repères qui soient « repérables » par lui sans effort cognitif inutile.

La théorie des actes de langage établit une distinction stricte entre contenu sémantique (en langue) et contenu pragmatique. Cette conception disjointe de la pragmatique par rapport aux formes ne lui permet pas de fournir les heuristiques susceptibles de fonder une approche linguistique de la conversation et une proposition didactique fournissant à l’apprenant les heuristiques qui lui sont tout autant nécessaires.

14. Formes et modèles modulaires

Les modèles modulaires actuels tentent de combler les lacunes évoquées ci-dessus en proposant d’intégrer les différents plans du discours ou d’en dégager les interrelations. Ce type de modèle nous paraît présenter un double désavantage. D’abord chacun des modules est considéré isolément avant que soient explicitées les interrelations. On se trouve dans une des versions d’une approche qui se veut systémique mais qui de fait peut sembler ne pas travailler vraiment dans l’approche holistique, globale, non cartésienne que préconisaient les systémiciens.

Les préceptes téléologiques et d’agrégativité qui doivent remplacer le raisonnement linéaire et le principe d’exhaustivité sont-ils vraiment mis en œuvre à travers les concepts fondamentaux : interaction, totalité, organisation, complexité (Durand, 1990, 8-10) ? Le « macroscope » de de Rosnay (1975, 132-135) voulait « conserver la variété (…) rétablir les équilibres par la décentralisation (…) savoir maintenir les contraintes (…) différencier pour mieux intégrer ». « Le macroscope filtre les détails, amplifie ce qui relie, fait ressortir ce qui rapproche » (op.cit., 10).

Quand on observe des descriptions des approches dites systémiques en didactique des langues, on ne retrouve pas vraiment l’état d’esprit de la systémique. Il est frappant de voir comment Springer dans son panorama des modèles didactiques (1996, 128-134) intitule son paragraphe « le modèle rationaliste/systémique » et insiste sur la rationalisation du système d’enseignement et sur le fait que l’on parle de modèle managérial ou gestionnaire.

La place donnée au morphosyntaxique, isolé dans un module parmi d’autres (référentiel, énonciatif, compositionnel, etc.) ne nous paraît pas non plus satisfaisante. Nous souhaitons placer les formes au centre de la problématique en les associant d’emblée aux catégories métalinguistiques (relevant de l’aspect, de la détermination…) évoquées ci-dessus et aux opérations de discours. À ces deux niveaux la prise en charge énonciative est centrale et associée donc aux formes.

On peut avoir parfois le sentiment de retrouver certaines disjonctions opérées par des spécialistes du traitement automatique du langage naturel sous la contrainte du traitement informatique. C’est ainsi que Sabah (1988) proposait un schéma où l’analyse de la « phrase à traiter » donne d’abord un « sens littéral », à partir duquel une interprétation appuyée sur la « situation d’énonciation » produit une « signification » tandis qu’une autre branche interprétative s’appuie sur les « connaissances sur le monde » pour arriver au « sens ’complet’ ».

15. Un objectif : les formes et structures linguistiques comme outils de communication

Tant au plan didactique qu’au plan théorique, nous pensons que pour intégrer formes et communication dans l’analyse ou dans l’explication (théorique, didactique et pédagogique), il faut dès le point d’entrée relier ce qui est trop souvent considéré comme des pôles extrêmes, éloignés et disjoints. La superposition de classifications ne nous paraît pas souhaitable, non plus que des formes de dérivation qui créent des disjonctions inutiles.

Cette perspective conduira à faire éclater l’opposition stricte souvent utilisée en psycholinguistique entre unités de bas niveau et unités de haut niveau, qui conduit à faire fonctionner les unités phonologiques, morphosyntaxiques ou lexicales trop souvent ou trop longtemps indépendamment des unités de haut niveau (opérations énonciatives, discursives, interactionnelles, cognitives et stratégiques (cf. les remarques ci-dessus sur les disjonctions liées aux traitements informatisés et qui doivent et peuvent être évitées par le linguiste et le didacticien dont le cerveau, de même que celui des apprenants, a un fonctionnement plus souple).

Ces propositions vont d’ailleurs dans le sens des suggestions de Bialystok (1990) pour développer chez l’apprenant une compétence stratégique : il convient d’utiliser effectivement la langue pour la communication au travers des stratégies d’analyse du système et de contrôle de l’activité langagière. Pour ce travail, il va falloir trouver de nouvelles catégories et de nouveaux repères conceptuels. On cherchera notamment à présenter la syntaxe comme une ressource à disposition des énonciateurs pour l’interaction et à montrer comment des informations pragmatiques diverses et précédemment ignorées sont des éléments de la situation d’énonciation qui vont influencer le choix de ces formes.

L’exemple suivant de Jeanneret (1997) illustre de façon particulièrement éclairante comment peuvent s’intégrer structures syntaxiques et interaction :

X : donc je sais à peu près comment il faut être vis-à-vis de telle ou telle personne donc euh je comprends
Y. la méthode
(tiré du corpus Gars)
Pour prendre la parole, Y exploite une analyse syntaxique du tour de X. La syntaxe est ici une ressource dont les interlocuteurs se servent localement suivant l’avancement du tour de parole qu’ils sont en train de produire et les problèmes de formulation qu’ils y rencontrent. Pour intervenir et compléter la séquence initiée par X, Y doit se fonder sur les traces que le tour de parole fournit sur son propre avancement et qui servent en même temps d’instruction (d’indice) pour l’interlocuteur à opérer ou à agir. C’est en cela, dirons-nous, que l’analyse des surfaces linguistiques donne des clés pour contrôler l’action communicative.

Un autre exemple pouvant montrer la façon dont le contrôle de l’activité communicative peut être ancré dans l’analyse des formes linguistiques se trouve dans la structure disloquée (Berthoud-Mondada, 1995, Berthoud 1996). Soit la séquence suivante.

X : jeudi moi je te dis déjà qu’il fasse beau ou pas beau
je sors pas de mon lit
Y : tu sors pas de ton lit ben moi je sortirai un moment parce qu’y a
mon petit frère qui a un tournoi de football à Malley
(Berthoud-Mondada 1995)
La structure disloquée apparaît comme la trace d’opérations multiples : mise en évidence du thème par le sujet-énonciateur, particularisation, identification de celui-ci comme étant quelque chose dont le commentaire ne peut s’appliquer qu’à lui, comme l’unique chose à propos de laquelle je peux dire quelque chose, sélection d’un membre d’une classe traité comme unique, exclusion des autres membres de la classe, stratégie de mise en mémoire du thème pour pouvoir lui appliquer toutes les prédications nécessaires, approche progressive du topic au sein d’un champ thématique, changement ou réorientation du thème, ou encore changement de point de vue sur le thème ou ancrage d’un nouveau thème.

Tout en étant trace de ces multiples opérations, la structure disloquée est orientée vers l’interlocuteur et sert du même coup d’indice ou d’instruction à opérer pour celui-ci : le marquage du thème comporte des effets argumentatifs, il vise notamment à contraster l’opinion de l’énonciateur par rapport à celle de l’interlocuteur, à réfuter, à contester sa parole, tout en l’invitant à réagir au sein du champ polémique d’accords et de désaccords ainsi créé ; cette structure illustrant à notre sens de façon exemplaire la contribution possible d’une structure linguistique à la dynamique interactionnelle.

C’est dans ce sens que nous parlerons d’un traitement linguistique de l’interaction ou de l’action conjointe (selon Clark 1996). Interroger les formes et structures linguistiques du point de vue de l’interaction ou interroger les phénomènes interactifs au travers des formes et structures linguistiques permet par ailleurs de dépasser le hiatus inhérent aux actes de langage évoqué plus haut entre formes et valeurs des actes, au sens où il devient aujourd’hui possible de montrer comment des formes linguistiques peuvent être interprétées à la fois comme des représentations de l’action et des incitations à agir, c’est-à-dire de fonder linguistiquement la notion d’acte.

Ainsi, par exemple, Chanet (1996), dans sa thèse de doctorat, tente de modéliser les processus permettant de reconnaître une demande comme telle et ceux permettant de l’interpréter et d’y réagir. Si l’on admet que la notion de demande ou de requête n’est pas une notion linguistique, dans la mesure où il n’existe pas de marquage d’un énoncé comme demande, il convient, selon l’auteur, de faire l’hypothèse que les énoncés interprétables comme des demandes contiennent une propriété linguistique commune, à savoir celle de comporter des indices lexicaux ou syntaxiques permettant de repérer les buts explicités par les locuteurs, buts qu’ils poursuivent dans et hors du dialogue. Or, le repérage linguistique des buts de l’énonciateur dans son discours passe nécessairement par une sémantique des repérages énonciatifs (au sens de la perspective culiolienne) et nécessite de réinterpréter les « modalités de phrases » dans le cadre d’une logique de l’action, comme prototypique d’expressions de buts et/ou de situations. Mentionnons, par exemple, parmi les indices privilégiés de demande les verbes à l’infinitif dans plusieurs types de cadres syntaxiques (186).
Soit un infinitif :
– comme verbe principal d’un énoncé marqué comme interrogatif :
A qui s’adresser pour s’inscrire ?
en position de régime ou de circonstant dans un énoncé non propositionnel :
document à fournir
– comme argument d’un verbe assertif :
J’aimerais trouver un endroit où loger pendant mes études…
comme verbe principal d’un énoncé non marqué comme interrogatif :
connaître la date pour les inscriptions en histoire de l’art.
Tous ces infinitifs peuvent être interprétés comme nommant des buts du locuteur, le but étant conçu en tant que situation visée par un énonciateur, c’est-à-dire, dans le sens de situation dont l’énonciateur vise, au moment de l’énonciation, l’actualisation considérée comme à venir par rapport au moment de la parole. La demande constitue donc en tant que telle la manifestation d’un écart entre situation présente et situation visée, cette dernière pouvant être atteinte via l’intervention de l’autre et motivant par là l’action conjointe.

Si ces trois exemples nous permettent de fonder linguistiquement l’action conjointe (ou interaction), ils offrent du même coup quelques pistes pour une intégration possible de la théorie des opérations énonciatives et de l’analyse conversationnelle, intégration que l’on résumera sous la forme d’un traitement des formes et des structures linguistiques à la fois comme traces d’opérations de l’énonciateur et instructions pour l’interlocuteur. C’est dans ce sens que nous concevrons les faits de langue comme clés pour communiquer, faits de langues que l’on pourrait, selon Franckel (1996) ramener à des « formes schématiques », soit des faisceaux ouverts de possibles qui sont à extraire non seulement du fonctionnement des unités ou structures linguistiques dans les énoncés, (selon la suggestion de Franckel), mais encore de leur engagement dans l’interaction.

Reste à en imaginer les transpositions didactiques… impliquant notamment la recherche de nouvelles catégories ou de nouvelles frontières entre les catégories, ainsi que celle de nouveaux repères conceptuels, permettant d’élargir le champ d’analyse linguistique vers l’interaction. On répondrait par là à l’une des suggestions de Bialystok concernant le développement chez l’apprenant d’une compétence stratégique ou procédurale, conçue comme aptitude à utiliser effectivement la langue pour la communication, au travers de stratégies d’analyse et de contrôle. On espère avoir ici donné quelque contenu à l’objet de cette analyse et de ce contrôle, objet conçu par cette auteure comme information structurale pertinente pour la communication. La recherche de tels outils constitue un défi d’autant plus intéressant qu’elle ne devrait pas se contenter de suivre les propositions théoriques, mais devrait également les motiver et les stimuler par l’observation « on-line » des processus de communication, d’apprentissage et d’enseignement.

16. Remarques conclusives

Au terme de ce parcours sur les enjeux actuels des sciences du langage pour la didactique des langues et sur l’intégration nécessaire de plusieurs courants théoriques pour répondre à ces enjeux, nous voudrions résumer notre propos au travers de quelques propositions qui sont à la fois des traces de nos réflexions et des instructions ou des pistes ouvertes sur de futures recherches et applications.

L’interaction n’est pas seulement une locomotive qui tirerait la grammaire derrière elle ; elle fournit une partie au moins des schèmes qui appellent et rendent possibles tout à la fois la construction de microsystèmes grammaticaux (Py, 1993).

  • Il est possible de faire de la grammaire sans trahir la communication et il est possible de communiquer sans éviter la grammaire.
  • Faits grammaticaux et faits communicatifs sont aujourd’hui placés sous le signe de la réconciliation.
  • Les faits linguistiques les plus élémentaires peuvent constituer un observatoire privilégié pour l’action conjointe.
  • Poser la loupe sur les formes linguistiques permet de saisir le « génome » même de la dynamique interactionnelle.
  • Les phénomènes locaux sont pertinents pour la compréhension des phénomènes globaux.

Ainsi résumerons-nous l’idée de proposer des « clés pour la communication ».

Françoise Demaizière conduit des recherches en linguistique, didactique, utilisation des nouvelles technologies, à l’université Paris 7. Elle est responsable d’un DESS de chef de projet multimédia.

Anne-Claude Berthoud est professeur de linguistique à l’université de Lausanne. Ses recherches se situent à l’interaction de trois visées théoriques : la linguistique de l’énonciation, la linguistique de l’interaction et la linguistique de l’acquisition.
Université de Lausanne, Institut de Linguistique et des Sciences du Langage, BFSH2, CH-1015 Dorigny.

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